Allongée dans le divan en cuir élimé, Christa-Faye fixait le plafond. Ses bras croisés sur sa poitrine, ses cheveux d’un blond presque blanc qui cascadaient derrière l’accoudoir en acajou, elle arborait une moue ennuyée, et se demandait combien ce canapé avait pu coûter à l’hôpital. Était-ce normal que le service de psychologie ait le droit à un tel budget alors qu’en chirurgie c’est à peine si les moniteurs fonctionnaient correctement ? Non, bien sûr ! C’était plus important que madame la cocue, qui racontait sa vie de narcoleptique pour cent-cinquante dollars de l’heure, non pris en charge par son assurance, se sente bien pendant sa thérapie, que de savoir si les battements du cœur d’un enfant prématuré étaient ordonnés ! Christa lâcha un soupir tandis que l’homme aux cheveux trop bien entretenus, assis dans un fauteuil tout aussi coûteux que le reste du mobilier de la petite pièce, faisait semblait d’examiner son dossier.

« Hum… docteur… Kapranos c’est bien cela ? » La jeune femme roula des yeux. Ce mec était vraiment un gougeât ! Il croyait peut-être que c’était parce qu’elle était blonde qu’elle ne se souviendrait pas de ses pitoyables invitations à boire un verre ? Il croyait qu’elle était passée sous le bureau pour arriver en résidence de chirurgie ? Non. Alors pourquoi faisait-il semblant d’écorcher son nom de famille ? Ce n’était pas comme si ses pitoyables lunettes lui donneraient un air plus professionnel... « Votre dossier est vraiment… excellent. Pourquoi… pourquoi avez-vous fait ce que vous avez-fait ? » Bon sang ! Il ne pouvait pas appeler un chien, un chien ? Rah ces psychologues ! Toujours à prendre des pincettes ! Ce service était rempli de lâches et de bons à rien ! « Non mais c’est bon Dave, tu peux le dire, hein. J’ai pas tuer ta mère ou cette salope de Courtney … » Dave la dévisagea quelques secondes, surpris par tant de familiarités. Puis, il déglutit lentement, refusant de se laisser distraire par le langage incorrect de la jeune résidente. « Docteur Kapranos… comment une jeune femme aussi brillante que vous a-t-elle pu… mordre sa collègue et finir dans ce service pour cinq heures de thérapies obligatoires ? » Un fin sourire apparu sur les lèvres carmin de la jolie blonde.

« Dave, Dave, Dave… ah ! C’est une longue histoire mon chou. Tu la connais bien Courtney, non ? On dit qu’elle s’est tapée tous les mecs de moins de trente ans de l’hôpital. Et peut-être de la ville aussi, enfin bref… déjà elle s’est moquée de la spécialité que j’ai choisi, mais non seulement, elle a enchaînée sur la nouvelle coupe d’Ellie Harmer. On sait tous qu’elle est horrible, qu’elle est juste dramatiquement effrayante, mais jamais on ne se permettrait de piper mot sur ce sujet ! C’est… comment dire… tabou tu vois ? » Le psychologue haussa un sourcil, il ouvrit la bouche pour tenter d’en placer une mais il fut coupé court par Christa qui continuait son interminable monologue. « Tu sais, quand j’étais petite, j’avais huit ans je crois, c’était en deux-mille trois. Je vivais à New York. En fait, j’ai presque toujours vécu là-bas. J’ai toujours été scolarisée dans les meilleures écoles privées de la ville, mes parents étaient loin d’être riches mais j’ai toujours été connue pour mes capacités de réflexions. J’ai obtenu l’un des plus hauts résultats jamais enregistré lors de mes examens de première année à la fac, et j’ai sauté une classe en primaire… hum… comme ça t’es fixé au moins ! Tu peux arrêter de me prendre pour une écervelée ! Je sais très bien à qui j’ai mis des vents dans cet hôpital ! Aussi nombreux et nombreuses soient-ils ! » Dave commença à se mordre la lèvre tout en tapotant nerveusement l’accoudoir de son fauteuil. Tout compte fait… heureusement que cette fille n’avait pas accepté son invitation ! Elle était complètement folle ! « Oui donc, je disais, quand j’avais huit ans, l’amoureux secret de ma meilleure amie Clotilde Dubois m’a demandée de sortir avec lui. Bon, on ne peut pas vraiment lui en vouloir, cette pauvre Clotilde n’était pas vraiment une fillette très mignonne. Mais je sais pas… je lui ai foutu une droite. »

« Vous êtes… impulsive, c’est le moins que l’on puisse dire. » Christa éclata d’un rire sonore. « Bien joué Sherlock ! T’as mal choisi ta voie, t’étais littéralement fait pour le FBI ! Mais… ouais on peut dire ça. Mes supérieurs n’en peuvent plus, tu peux leur demander ! Je suis un cheval sauvage, pour reprendre leurs mots. Mais bon, j’ai pas choisi le meilleur service pour faire des erreurs. En pédiatrie ça passe ou ça casse. Mais les enfants… je sais pas trop… j’ai l’impression qu’ils m’adoucissent. J’étais la petite benjamine d’une famille de six enfants. J’ai toujours été bichonnée et mise sur un piédestal. J’adore ma fratrie. La famille Kapranos de Brooklyn ! Ah, si tu savais ! On était un peu des terreurs ! Fallait pas nous chercher des noises sinon toute la tribu rappliquait et démolissait celui qui avait osé s’en prendre à l’un ou l’une d’entre nous. C’était vraiment le bon temps ! » Le regard vert de Christa s’était perdu dans le vide. Le psychologue passa une main dans ses cheveux tout en observant la jeune femme, elle était vraiment charmante, quoi que tout aussi bizarre. « Pourquoi avoir déménagé à Boston si vous étiez destinée à une si belle carrière ? Certains hôpitaux de New-York sont bien mieux quottés que celui-ci ! » Il regretta immédiatement d’avoir posé cette question lorsque le sourire de la résidente disparu aussi vite qu’une ombre. Elle se redressa, et s’assit sur le canapé, de façon à se mettre bien en face de l’homme qui ne comprenait rien à rien. Pourtant, jamais ses prunelles ne se relevèrent pour le regarder les yeux dans les yeux, elle se contentait de fixer ses pieds chaussés de converses noires, et tripotait une mèche de ses cheveux bouclés. « Je… nous ne sommes plus que cinq. J’allais commencer un cursus en droit, à Colombus. Je savais déjà tout sur tout, les lois, les fondamentaux de la justice, je rêvais de devenir avocate et de… de défendre des innocents. Je voulais être utile. Et puis… il suffit d’une minute pour que votre vie s’effondre comme un gigantesque château de cartes. » Sa voix se brisa. Dave faillit faire un geste vers elle, mais il se ravisa. Rester professionnel. Il fallait rester professionnel. Mais comment c’était possible face à la détresse perceptible d’une si belle créature ? « Un accident. Sur une petite route de campagne. C’est banal, c’est pathétique, mais c’est arrivé. Mes deux grands frères revenaient d’un week-end camping, et venaient de me récupérer, j’avais passé le mien dans la maison de campagne d’un ami. Nous étions tous les trois dans la voiture, une chanson de country passait à la radio et … boum. C’est tout ce dont je me souviens. Un impact violent avec un arbre, une biche, peu importe. Mais je me souviendrais toute ma vie de ce que j’ai vu. Du sang, le pare-brise défoncé par la tête de mon frère, il détestait mettre sa ceinture… quant à l’autre… il … » Une larme coula sur la joue de Christa. Dave lui tendit un mouchoir brodé. Délicate attention. « Ils ne s’en sont pas sortis, je me suis réveillée à l’hôpital central de New York, ils avaient déjà une étiquette autour du pouce et les lys commandés pour leurs funérailles. C’est pour ça que j’ai choisi médecine. C’est pour eux. Et si je suis ici, à Boston, c’est parce que l’air de Manhattan m’est insupportable. Je ne peux plus vivre là-bas, c’est… juste trop dur. »

Soudain, la sonnerie stridente du bipper de Christa retentit. La jeune femme se leva précipitamment et essuya les dernières larmes qui perlaient à ses cils. « Bon, je file, mes petits patients ont besoin de moi ! Salut Dave, ce fut un plaisir ! » Le psychologue, pour la première fois de la séance lui adressa un franc sourire « Au revoir docteur Kapranos, ces enfants ne savent pas quelle chance ils ont … » murmura-t-il alors qu’elle déguerpissait en claquant la porte.